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  approche par compérences 02

L’approche par compétences durant
la scolarité obligatoire : effet de mode
ou réponse décisive à l’échec scolaire ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

Faire du neuf avec du vieux

a. Il est inutile de parler de compétences… si on ne renverse par le rapport entre savoirs et action en situation

b. Il est inutile de parler de compétences… si on ne change pas de rapport à la culture générale

c. Il est inutile de parler de compétences… si on ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et visionnaire

d. Il est inutile de parler de compétences… si on ne touche pas aux disciplines et aux grilles horaires

e. Il est inutile de parler de compétences… si on persiste à attendre avant tout d’un cycle d’études qu’il prépare au suivant

f. Il est inutile de parler de compétences… si on ne change pas radicalement de façon d’enseigner et de faire apprendre

g. Il est inutile de parler de compétences… si on n’invente pas de nouvelles façons d’évaluer

h. Il est inutile de parler de compétences… si on nie l’échec pour construire la suite du cursus sur du sable

i. Il est inutile de parler de compétences… si on n’infléchit pas la formation des enseignants

La pensée systémique n’est pas une pensée négative !

Références

 


 

La formulation des programmes en terme de compétences, comme toute réforme du système éducatif, devrait à mon sens être explicitement et fortement connectée à la lutte contre l’échec scolaire. Cela ne signifie pas que toute autre réforme scolaire est inutile. On peut viser la modernisation du système éducatif ou du curriculum, la décentralisation, la professionnalisation du métier d’enseignant sans mettre nécessairement les difficultés d’apprentissage au centre du projet. Il reste que le principal problème de l’école, celui qui résiste aux réformes successives depuis des décennies, c’est la difficulté d’instruire chacun, sinon également, du moins de telle sorte que tous atteignent, au seuil de l’âge adulte, un niveau acceptable de culture et de compétence, dans le monde du travail comme dans la vie.

Avant les années soixante, on ne se préoccupait guère de l’échec scolaire massif des enfants de classes populaires, il participait de l’ordre des choses et avait d’ailleurs été longtemps masqué par une structure scolaire faite de deux réseaux cloisonnés, l’un populaire, débouchant sur la vie active, l’autre élitaire, préparant aux études longues (Isambert-Jamati, 1985). Depuis que le système éducatif est intégré et qu’on considère l’éducation comme un investissement, l’échec scolaire est devenu un problème de société. Les réformes scolaires successives prétendent régulièrement s’attaquer aux inégalités devant l’école, pour mieux " démocratiser l’enseignement ". Les taux de scolarisation se sont élevés, les études se sont allongées, mais l’essentiel demeure : l’échec pousse les uns vers des filières moins exigeantes, ils " passent à la trappe ", s’en vont vers la vie active ou le chômage, sans diplôme ou avec un bagage minimum ; les autres suivent la voie royale des études longues et sortent du système éducatif avec un parchemin. Les figures de l’inégalité se sont modifiées, parce que les classes sociales se sont transformées et que la scolarisation s’est globalement développée, mais le lien de la réussite avec l’origine sociale reste toujours aussi fort.

La question de savoir si l’échec scolaire est l’échec de l’élève ou celui de l’école divise aujourd’hui les acteurs. D’une bonne conscience absolue, fondée sur une idéologie du don légitimant l’impuissance à instruire, nous sommes passés au fatalisme moins confortable du " handicap socioculturel ", puis à la prise de conscience de l’arbitraire de la norme scolaire, de l’indifférence aux différences, des fonctions du système d’enseignement dans la reproduction des classes et des hiérarchies sociales. Depuis les années 1970, idéologie du don, pédagogie compensatoire et critiques radicales du système coexistent et, selon les lieux ou les périodes, s’ignorent courtoisement, s’affrontent sourdement ou s’opposent ouvertement. Si bien que les réformes scolaires qui prétendent s’attaquer à l’échec scolaire sont pour les uns un leurre, pour des raisons différentes, pour d’autres une réelle occasion de faire progresser la démocratisation de l’enseignement et pour d’autres encore une simple occasion de moderniser les programmes et les structures.

Si une réforme éducative est acceptée, mise en œuvre et dans une certaine mesure suivie d’effet, c’est qu’elle est soutenue par une fraction suffisante de l’opinion publique, de la classe politique, des gens d’école. Elle se fonde donc nécessairement sur des alliances et des compromis, l’esprit de la réforme est une auberge espagnole. C’est pourquoi, il ne suffit pas de dire qu’on adhère à une approche par compétences, il faut dire pourquoi.

Pour ma part, j’estime qu’une réforme de curriculum n’est vraiment un enjeu majeur que si elle profite en priorité aux élèves qui, aujourd’hui, ne réussissent pas à l’école. Les élèves les mieux dotés en capital culturel et les mieux encadrés par leur famille suivront de toute façon leur chemin, quel que soit le système éducatif. Les élèves " moyens " finiront par tirer leur épingle du jeu, au prix d’éventuels redoublements ou changements d’orientation. C’est au sort des élèves en réelle difficulté qu’on peut mesurer l’efficacité des réformes. Ont-il quelque chose à gagner dans les mouvements en cours qui privilégient une redéfinition des programmes en termes de compétences ?

Ces mouvements se manifestent dans les pays anglo-saxons et gagnent le monde francophone. En Belgique, l’enseignement catholique a pris les devants, il y a déjà plusieurs années. Au Québec, l’approche par compétence a présidé à une refonte complète des programmes des " collèges ", qui sont dans la structure canadienne situés ente le lycée et l’université, à l’exemple des " colleges " américains. L’approche par compétences n’est donc pas particulière à la France, même si elle prend une allure hexagonale autour du collège, dans sa définition française cette fois. En réalité, la question des compétences, ainsi que le rapport connaissances-compétences, sont au cœur d’un certain nombre de réformes, notamment dans le second degré, dans de nombreux pays. Cela signifie probablement qu’il y a là quelque chose qui importe. Mais de quoi s’agit-il, au juste ?

Peut-être avez-vous, comme moi, le sentiment mélangé d’être à la fois au cœur des problèmes de fond et dans une inlassable répétition. En plaidant pour les têtes biens faites plutôt que bien pleines, Montaigne défendait-il autre chose que le primat des compétences sur les connaissances ? Le combat pour de vraies compétences, au sortir de la formation de base, n’est-il pas le combat des écoles nouvelles, puis des écoles alternatives et de tous les mouvements pédagogiques ? Ne sommes nous pas, dans un langage nouveau, en train de rééditer le procès de l’encyclopédisme et de savoirs scolaires qui ne serviraient qu’à passer des examens ? Un grand pédagogue, aujourd’hui à la retraite et qui a connu, dès les années 20, toutes sortes de rénovations de l’école, disait un jour avec tristesse qu’il n’était pas sûr de voir, avant la fin de sa vie, s’étendre à large échelle les principes de l’école active pour lesquelles il avait combattu depuis 50 ans. Chaque génération rouvre le débat autour des programmes, de leur surcharge ; elle redécouvre la nécessité de prendre en compte la globalité de la personne ; elle insiste sur le sens des savoirs, leur mise en contexte ; elle a le sentiment d’avoir enfin mis le doigt sur le fond du problème et de tenir la solution. A-t-on vraiment progressé ? L’approche par compétences dans la réécritures des programmes scolaires n’est peut-être que le dernier avatar d’une utopie très ancienne : faire de l’école un lieu où chacun apprendrait librement et intelligemment des choses utiles dans la vie…

On le pressent, ce que je dirai ne sera donc pas forcément positif, au moins dans un premier temps. Il n’est en effet pas jugé " constructif ", lorsque s’esquisse une utopie nouvelle, de se demander à voix haute si ce n’est pas " beaucoup de bruit pour rien ". De belles phrases sur l’éducation, j’en prononce aussi et je me range en partie parmi les auteurs qui contribuent à remettre les utopies au goût du jour. Il est difficile de faire tout à fait autrement si l’on ne prend pas le parti de se limiter à l’analyse ou à la critique. Il est sans doute indispensable de remettre régulièrement au fronton de l’école quelques principes ambitieux, mais préférons, avec Hameline, les " militants déniaisés " et ne montons pas sans réfléchir dans le train de la dernière réforme à la mode, simplement parce qu’elle réveille des espoirs enfouis, maintes fois déçus, toujours prêts à renaître.

Si d’autres dimensions du système éducatif ne sont pas transformées, si rien d’autre ne change que les programmes ou le langage avec lequel on parle des finalités de l’école, l’approche par compétences, comme la rénovation des collèges, ne sera qu’un nouveau feu de paille, une péripétie dans la vie du système éducatif.

Les nouveaux textes sur le collège français et d’autres, équivalents, dans d’autres pays, capitalisent tout ce qu’on peut dire d’intelligent sur les programmes scolaires à partir des travaux et des propositions des sciences de l’éducation et des mouvements pédagogiques. Aujourd’hui, les textes ministériels deviennent de plus en plus sophistiqués et séduisants, parce qu’ils sont écrits ou inspirés pas la fraction la plus lucide de la noosphère. Est-ce que cela suffit ? Les nouveaux programmes, écrits par des intellectuels plus que des décideurs ou des gestionnaires, vont-ils se traduire en réels changements des pratiques et des contenus de l’enseignement ?

Cela dépendra de la force de la pensée systémique et de la volonté politique. Il est vain, à mon sens, de fonder de grands espoirs sur une approche par compétences si, dans le même temps :

  1. On ne renverse par le rapport entre savoirs et action en situation.
  2. On ne change pas de rapport à la culture générale.
  3. On ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et visionnaire.
  4. On ne touche pas aux disciplines et aux grilles horaires.
  5. On persiste à attendre avant tout d’un cycle d’études qu’il prépare au suivant.
  6. On ne change pas radicalement de façon d’enseigner et de faire apprendre.
  7. On n’invente pas de nouvelles façons d’évaluer.
  8. On nie l’échec pour construire la suite du cursus sur du sable.
  9. On n’infléchit pas la formation des enseignants.

Cette énumération semblera sans doute décourageante. Elle vise simplement à mettre en évidence le fait qu’une approche par compétences aura d’autant plus de sens qu’on la mettre rapidement et explicitement en connexion avec plusieurs autres composantes du système éducatif.

Je vais développer chacun de ces points. Auparavant, un détour s’impose pour clarifier la notion de compétence, telle que je l’entends ici.


Faire du neuf avec du vieux

La notion de compétence peut amener à se perdre dans une analyse abstraite, d’ailleurs difficile à mener, car les termes mêmes de " compétences ", de " connaissances ", de " socle ", sont des expressions polysémiques plutôt que des concepts stabilisés et bien identifiés ; on n’est jamais très sûr de parler de la même chose quand on les emploie, et on passe beaucoup de temps à s’expliquer, sans être sûr d’y parvenir. Rey (1996) propose une synthèse des plus convaincantes sur l’état actuel de la littérature et des concepts qui touchent à se sujet… pour conclure que les compétences transversales n’existent pas vraiment, ou alors que toute compétence est transversale au sens où elle relie des situations analogues, mais pas identiques. Je rejoins en partie cette dernière thèse : les compétences sont intéressantes parce qu’elles permettent de faire face à des familles de situations complexes à partir de différentes ressources cognitives, parmi lesquelles figurent des savoirs savants, issus d’une ou plusieurs disciplines, et des savoirs moins savants, qui ne s’inscrivent pas dans le découpage disciplinaire classique.

La notion de compétence pourrait se résumer à une idée très simple : si l’être humain, pour agir, n’avait que des savoirs pour unique ressource, il ne parviendrait à maîtriser aucune situation complexe, a fortiori lorsqu’il faut décider et réagir vite. Qui irait confier sa santé à un médecin qui n’aurait fait que lire tous les livres d’anatomie, de physiologie et de pharmacologie ? Sa théorie, même immense, ne suffirait pas à faire de lui un bon clinicien, capable de poser un diagnostic pertinent et de construire, avant que la maladie ait achevé le patient ou qu’elle se soit guérie spontanément, une stratégie thérapeutique efficace. Le monde bouge, les situations sont singulières, évolutives, entremêlées, on n’a jamais toutes les informations, toutes les connaissances, tous les instruments, toutes les certitudes qui permettraient de déduire une action d’un ensemble exhaustif, pertinent et ordonné de prémisses. La compétence a partie liée avec l’improvisation, le bricolage, l’intuition, l’insight, l’esprit de synthèse et de décision, la confiance en soi et l’audace (Perrenoud, 1994 a, 1996 a).

Qu’une compétence - médicale ou autre - aille au-delà des savoirs ne veut pas dire qu’elle leur tourne le dos, bien au contraire ! Pour agir face à des situations singulières, concrètes, complexes, on a souvent besoin de savoir et de savoirs. Il arrive cependant un moment où il faut prendre une décision, aboutir à une conclusion pragmatique, qui ne saurait être entièrement dictée par des connaissances théoriques assurées. Si le savoir est une clé d’intelligibilité du monde, il ne suffit pas à garantir sa maîtrise pratique, en particulier lorsque la situation appelle une décision rapide.

Une compétence mobilise des ressources diverses pour faire face à une situation singulière, c’est un savoir-mobiliser (Le Boterf, 1994). Y a-t-il alors autant de compétences que de situations ? C’est l’un des débats aujourd’hui ouverts et qui n’est pas des plus faciles. Chacun est invité à se situer entre deux conceptions extrêmes : pour certains, chaque situation appellerait une compétence singulière, rien ne serait alors généralisable ou transférable ; pour d’autres, à l’inverse, on pourrait faire face à toutes les situations du monde avec un certain nombre de capacités très générales : intelligence, faculté d’adaptation, capacité de représentation, de communication, de résolution de problèmes. Ces deux positions extrêmes correspondent à certaines réalités : il y a des choses qu’on ne sait faire que parce qu’on les a déjà faites, parce qu’elles sont tellement spécifiques et difficiles que le transfert est infime. À l’inverse, il existe beaucoup de situations inédites suffisamment simples pour qu’on puisse les affronter sans grande préparation, en étant tout bonnement observateur, attentif et " intelligent ".

La notion de compétence n’est réellement intéressante que dans les situations de " l’entre-deux ", trop singulières et complexes pour qu’on les domine en se servant uniquement du sens commun, mais que le sujet peut néanmoins rattacher à une famille de situations-problèmes, ce qui lui permet, au prix des transpositions et adaptations nécessaires, la réutilisation d’un certain nombre d’outils, de procédures, de schémas, de façon de penser, de décider et de faire.

Rey (1996) rappelle que pour Chomsky la compétence est " une capacité de produire infiniment ", c’est-à-dire de prononcer un nombre infini de phrases différentes. En généralisant, on pourrait dire qu’une compétence permet de produire un nombre infini d’actions non programmées et qui ne seront véritablement connues qu’une fois réalisées. Dans une conversation, nul ne sait en général quelle phrase il prononcera une minute plus tard, ni quel geste il fera. Il ne puisera ni ses paroles, ni ses actes, dans un répertoire, où ils attendraient son bon vouloir. Un être humain n’a pas besoin de conserver par dévers soi un grand livre contenant toutes les phrases qu’il pourrait être amené à dire " un jour ", parce que sa capacité d’invention est immense. La compétence, telle que Chomsky la conçoit, serait cette capacité d’improviser et d’inventer continuellement du neuf.

Vue dans cette perspective, la compétence serait une caractéristique de l’espèce humaine, la capacité de créer des réponses sans les prélever dans un répertoire. On se situe alors au cœur de la psychologie et de l’anthropologie cognitives, en reconnaissant que ce qui fait la spécificité de l’espèce humaine (par rapport aux espèces animales), c’est une certaine capacité d’apprendre et de transférer des acquis, d’où la force et la fragilité de l’espèce. On se trouve ici devant une théorie de l’être humain en tant qu’apprenant, capable à la fois de variations et de répétitions, d’invariance et d’innovation.

Il y a là confusion possible des niveaux. Les êtres humains ont certainement la faculté, ancrée dans leur patrimoine génétique, de construire des compétences. Pour autant, aucune compétences spécifique ne se construit spontanément, juste au gré d’une maturation du système nerveux. Nous devons apprendre à parler, quand bien même que nous en sommes génétiquement capables. La compétence n’est pas donnée au départ, c’est une virtualité, qu’il faut transformer en compétence réelle au gré d’apprentissages qui ne se produisent ni automatiquement, ni au même degré pour tous. Face à une famille de situations analogues, la compétences se construit.

Ce rattachement à une famille permet d’affronter avec succès les situations inconnues, pour peu qu’une forme d’intuition analogique permette de mobiliser des ressources (savoirs, schèmes, attitudes) élaborées ou mises à l’épreuve au gré d’expériences antérieures. Ces ressources ne permettent pas toujours de forger immédiatement une réponse adéquate, elles ne s’intègrent à une action nouvelle qu’au prix d’un travail de transfert (Mendelsohn, 1996 ; Perrenoud, 1997). Ce fonctionnement cognitif est à la fois de l’ordre de la répétition et de la créativité, la compétence mobilise des expérience passées et divers acquis, pour inventer des solutions partiellement originales, réponses adéquates à la singularité de la situation nouvelle. L’action compétente est une " invention bien tempérée ", une variation sur des thèmes partiellement connus, une façon de réinvestir le déjà vécu, déjà vu, déjà compris ou maîtrisé pour faire face à des situations juste assez différentes pour que la pure et simple répétition soit inadéquate juste assez semblables pour ne pas être totalement démuni de ressources.

Les compétences sont au fondement de la flexibilité des systèmes et des rapports sociaux. Dans une société animale, la programmation des conduites interdit toute invention et la moindre perturbation extérieure peut désorganiser une ruche, par exemple, qui est réglée comme une machinerie de précision. Les sociétés humaines sont, au contraire, des ensembles flous et des ordres négociés, elles ne tournent pas comme des horloges et admettent au contraire une part importante de désordre et d’incertitude, qui ne sont pas fatales parce que les acteurs sont à la fois désireux et capables de créer du neuf.

La vie nous place face à des situations nouvelles que nous tentons de maîtriser sans réinventer complètement la poudre, en puisant dans nos acquis et notre expérience, entre innovation et répétition. Une bonne partie de nos conditions d’existence sont de ce type. Notre vie n’est en effet pas stéréotypée au point que chaque jour nous ayons exactement les mêmes gestes à faire, les mêmes décisions à prendre, les mêmes problèmes à résoudre. En même temps, elle n’est pas à ce point anarchique ou changeante qu’on ait à tout bouleverser tous les jours. La vie humaine trouve un équilibre - variable d’une personne à une autre, d’une phase du cycle de vie à une autre - entre les réponses de routines à des situations similaires et des réponses à apporter à des problèmes nouveaux (au moins pour nous). Nos compétences nous permettent de faire face avec une certaine continuité à des situations inédites, qui ne nous sont pas familières, mais pas non plus étrangères au point de devenir méconnaissables et de nécessiter un nouvel apprentissage.

J’avancerai l’idée qu’il n’y a compétence que si l’action passe par un fonctionnement réflexif minimal. L’acteur se demande, plus ou moins confusément : ai-je déjà vécu une situation comparable ? qu’avais-je fait alors et pourquoi ? la même réponse serait-elle adéquate aujourd’hui ? sur quels points dois-je adapter mon action ? Dès le moment où on sait ce qu’il faut faire sans même y penser, parce qu’on l’a déjà fait, on n’est plus dans le champ de la compétence de haut niveau, mais dans celui du skill, de l’habitude, du schème d’action automatisé.

La notion de compétence n’appartient pas d’abord au monde de l’école, mais au monde des organisations, du travail, des interactions sociales. Elle ne devient une notion pédagogique qu’à partir du moment où on veut la construire délibérément, dans des situations de type didactique. Il serait absurde de faire comme si l’école découvrait ce concept et le problème. Former des êtres humains, notamment à l’école, vise depuis toujours à développer des compétences. L’approche dites " par compétences " ne fait qu’accentuer cette orientation.

Pourquoi cette insistance aujourd’hui ? Ceux qui, à toutes les époques, ont plaidé pour que l’école forme prioritairement à des compétences, appartenaient en général aux cercles les plus attachés à l’idée d’une école libératrice, d’une société démocratique, d’êtres humains capables de penser par eux-mêmes et d’organiser leur vie de façon autonome. Si ce souci devient un mot d’ordre à l’échelle de systèmes éducatifs entiers dans la dernière décennie du siècle, ce n’est pas par regain d’utopie : l’évolution du monde, des frontières, des technologies, des modes de vie, appelle une flexibilité et une créativité croissantes des êtres humains, dans le travail et dans la cité. Dans cet esprit, on assigne parfois à l’école la mission prioritaire de développer l’intelligence, au sens " piagétien " du terme, comme capacité multiforme d’adaptation aux différences et aux changements. Le travail sur les compétences ne va pas aussi loin. Il ne rejette ni les contenus, ni les disciplines, mais il ne consiste pas non plus à ne rien changer dans les pratiques en adoptant un vocabulaire nouveau pour rédiger les programmes.

Aller vers une approche par compétences relève donc à la fois de la continuité, parce que l’école n’a jamais prétendu vouloir autre chose, et du changement, voire de la rupture, parce que les routines didactiques et pédagogiques, les cloisonnements disciplinaires, la segmentation du cursus, le poids de l’évaluation et de la sélection, les contraintes de l’organisation scolaire, la nécessité de routiniser le métier d’enseignant et le métier d’élève ont conduit à des pédagogies et des didactiques qui, parfois, ne construisent guère de compétences, ou seulement celles de réussir des examens… Le changement consiste non à faire surgir l’idée de compétence dans l’école, mais à accepter que " dans tout programme axé sur le développement de compétences, ces dernières ont un pouvoir de gérance sur les connaissances disciplinaires " (Tardif, 1996, p. 45). Citant Gillet (1991), Tardif propose que la compétence soit " le maître d’œuvre dans la planification et l’organisation de la formation " (ibid, p. 38) ou affirme que " la compétence doit constituer un des principes organisateurs de la formation " (ibid, p. 35). Ces thèses, qui sont avancées pour la formation professionnelle, sont également au principe d’une formation générale orientée vers l’acquisition de compétences.

Il serait aujourd’hui bien présomptueux de proposer une " didactique des compétences ", alors que nul ne sait pas exactement comment elles se construisent et qu’on peine à les identifier de façon univoque. Toutefois, malgré ce flou, il importe d’en parler, en sachant qu’on désigne, plutôt qu’un modèle conceptuel stabilisé, un champ de problèmes ouverts. On en apprendra davantage d’autant plus vite que beaucoup de gens réfléchiront aux compétences disciplinaires et transdisciplinaires visées par la formation de base et sur les dispositifs de formation correspondants.

Quand les sciences humaines et les sciences cognitives seront nettement plus avancées, on y verra sans doute plus clair. Aujourd’hui, on ne peut pas vraiment dire qu’on travaille sur des bases solides. Ce n’est pas confortable, mais il serait pire encore de le nier et de faire comme si on savait exactement comment se forment l’esprit et les compétences fondamentales. La réforme du collège et le débat actuel sur l’école nous ramènent à des questions théoriques de fond, notamment sur la nature et la genèse de la capacité de l’être humain de faire face à des situations inédites.

Parallèlement à ce débat de fond, il convient de mesurer les implications d’une approche par compétences pour l’ensemble du fonctionnement pédagogique et didactique.


a. Il est inutile de parler de compétences…
…si on ne renverse par le rapport entre
savoirs et action en situation

Nul ne soutient, même parmi les gens d’école, que les savoirs, réduits à eux-mêmes, puissent guider l’action humaine. Même l’érudit ou le chercheur, qui font métier de " savoir ", doivent mettre leurs connaissances en pratique. Leur pratique est simplement plus théorique et symbolique que celle du médecin, de l’ingénieur ou du chef d’entreprise, et les confronte moins souvent à des décisions urgentes à prendre dans l’incertitude (Perrenoud, 1996 a). Passer et réussir des examens écrits ou oraux est une pratique, qui mobilise certaines compétences. Dans les situations d’évaluation les plus conventionnelles, les savoirs ne sont socialement reconnus qu’à condition d’être mis en scène et en valeur par des schèmes de communication, de présentation, de négociation.

L’école ne prétend donc pas que les savoirs se suffisent à eux-mêmes. Elle n’ignore pas qu’ils prendront toute leur valeur en s’intégrant, en fin de compte, à des compétences. Mais elle se préoccupe assez peu de cette intégration, sauf en formation professionnelle, dans le meilleur des cas. Cette intégration participe de ce que Meirieu appelle le " désétayage ", qui consiste à se libérer graduellement des contextes et des conditions d’apprentissage et d’évaluation des savoirs, pour les transposer et les investir dans des situations extrascolaires. Ce détachement à l’égard des contextes passe notamment pas la capacité de mobiliser des savoirs dans des situations où rien n’indique, a priori, qu’ils sont pertinents et où rien ne guide leur usage, sinon le jugement de l’acteur : pas de consignes, de modèles, de rails, comme dans les exercices scolaires. L’école fait comme si le désétayage allait se produire spontanément, alors que la recherche démontre (Mendelsohn, 1996) que le transfert ne survient que s’il est entraîné, pris en compte dans les stratégies de formation. Il ne suffit pas que les gens soient plongés dans le " vrai monde " et sa complexité pour que leurs savoirs scolaires se transforment magiquement en ressources mobilisables. Pourtant, sans être opposée au transfert, l’école refuse de perdre du temps à l’exercer. Elle préfère multiplier les apports disciplinaires plutôt que de s’en tenir à un champ moins large de savoirs, en prenant le temps de travailler leur réinvestissement dans des situations complexes. Lorsque l’école prend le temps de travailler une compétence - la dissertation, l’explication ou la contraction de textes par exemple - on s’aperçoit souvent que c’est parce que cette compétence a cours d’abord dans l’enceinte scolaire : la travailler prépare au baccalauréat, éventuellement aux examens universitaires. Nunziati (1990) propose d’aller au bout de cette logique, par exemple, pour la dissertation littéraire ou philosophique : dès le moment où l’on accepte que le baccalauréat évalue des compétences très spécifiques, on en repère les composantes et on les travaille comme telle, en aidant les élèves à décoder la norme d’excellence. On développe leur compétence à réussir cette partie du baccalauréat.

Peut-être est-ce de bonne tactique, les examens étant ce qu’ils sont. Est-ce de bonne stratégie pur la formation ? Renverser le rapport entre savoirs et action en situation, ce serait partir plus souvent des situations et interroger les savoirs, voire les (re) construire à partir de la complexité d’une pratique. Cela ne signifie aucunement un retour à l’utilitarisme le plus étroit. Les actions humaines sont loin d’être toutes utilitaires, nombre d’entre elles visent le pouvoir, la justice, le salut, l’établissement du sens, la compréhension de l’univers, la beauté. Il serait tout à fait absurde de réduire les mathématiques au calcul du budget familial et la biologie à quelques notions de prévention des MST. La référence à l’action n’est pas utilitariste, elle est d’ordre fondamentalement épistémologique. Mais elle oblige à sortir de l’univers scolaire !

Cela revient sans doute à enraciner plus explicitement les savoirs dans une histoire, faite souvent de passions et de stratégies. Cela revient tout aussi sûrement à prendre du temps, à l’école, pour donner à voir les usages sociaux des savoirs, des plus " terre à terre " aux plus idéalistes. D’un point de vue didactique, cela suppose un autre type de curriculum, qui donnerait moins d’importance au déroulement linéaire et planifié du texte du savoir, et davantage à l’invention de situations-problèmes. On peut ajouter à cette pragmatique inscrite dans le travail scolaire un travail métacognitif plus intense, sur le rapport au savoir et aux compétences. La contextualisation des tâches scolaires est non seulement d’ordre pratique, elle est aussi symbolique. Un élève peut trouver du sens à des exercices qui ne répondent à aucun problème réel s’il se représente des situations de la vie dans lesquelles les compétences exercées à travers de telles tâches sont pertinentes. Il n’est ni possible ni peut-être souhaitable de faire entrer concrètement " la vraie vie " dans l’école. Qu’elle existe au moins dans l’imaginaire de la classe !


b. Il est inutile de parler de compétences…
…si on ne change pas de rapport à la culture générale

L’école obligatoire vise à donner une culture générale. L’individualisme contemporain, ajouté à la violence montante dans les établissements, incite à redonner de l’importance à la " culture commune ". Faut-il pour autant réinventer l’école républicaine de la fin du siècle dernier ? Pense-t-on vraiment qu’on peut aujourd’hui, face aux hypermédias, aux voyages, à la diversité des modes de vie, aux mouvements planétaires de populations, fonder l’ordre social sur une communauté de langue et de valeurs acquise à l’école obligatoire ? Les ordres cimentés par une pensée unique, ce sont désormais du côté des totalitarismes et des intégrismes qu’ils subsistent. Ce qui nous importe, c’est que les individus et les groupes soient capables de construire un ordre négocié à une échelle pertinente, du HLM à la planète. Sans doute, cela requiert-il un minimum de valeurs communes, comme le refus de recourir à la violence et le respect d’autrui, de ses idées, de son mode de vie. Faut-il pour cela avoir acquis la même culture littéraire, mathématique, philosophique, géographique, historique, biologique, etc. ?

Les nouveaux programmes des collèges n’ont pas fait un choix très clair à ce sujet. Ils dénoncent l’encyclopédisme, auquel on n’en finit pas de tordre le cou, mais ils n’osent pas faire véritablement le deuil de toute une série de savoirs que l’école juge traditionnellement indispensables. Le schéma est connu : dans un premier temps, on tente sincèrement d’alléger les programmes, d’aller à l’essentiel ; puis, au gré des marchandages, on " réinjecte " peu à peu dans les textes toutes sortes de savoirs qu’un groupe ou un autre juge utiles, voire cruciaux, constitutifs d’une " culture de base ". Nul, aujourd’hui, ne défend ouvertement l’encyclopédisme. Mais qui le combat avec détermination, en étant prêt à renoncer à une partie de ses propres prétentions ? Au compromis entre puissances disciplinaires s’ajoute le fait que la quantité de savoirs nécessaires est toujours surdimensionnée en regard des possibilités des élèves. Peut-être est-ce parce que la norme est fixée par des décideurs qui ont, eux, de nombreux moyens d’élargir constamment leurs connaissances, et pour lesquels tout supplément de savoir est, sinon un supplément d’âme, du moins un supplément de pouvoir sur le monde ou de distinction. Il n’en va pas de même pour la plupart des élèves.

Cette course à l’indispensable ne se fonde-t-elle pas sur une vision dépassée de la culture générale ? On peut contester l’espèce d’évidence selon laquelle il faut une très large culture commune pour vivre ensemble. Peut-être suffit-il de deux choses élémentaires, qui sont de l’ordre de l’éthique plus que des savoirs : le refus de la violence et le respect de l’individualité et de la pensée des autres. La culture commune, c’est avant tout le sens commun, une forme de raison partagée, de rapport raisonné au réel, fondé sur des savoirs, des méthodes, une observation, un dialogue contradictoire.

N’est-ce pas ce que fait l’école ? Sans doute les professeurs ont-ils toujours prétendu que l’appropriation des savoirs disciplinaires était une éducation du jugement. Historiquement, il est évident que la science et les savoirs ont partie liée avec la raison. Cette liaison subsiste-t-elle vraiment dans les programmes scolaires, les contenus effectifs de l’enseignement et surtout ce qu’il en reste dans la tête des élèves ? Il y a tant de savoirs trop vite exposés, trop peu problématisés, trop hâtivement assimilés aux seules fins de les restituer à l’examen. À l’école, le rapport des élèves au savoir est devenu largement instrumental, voire cynique. L’accumulation prend le pas sur la réflexion critique, parce que les groupes de pression disciplinaires n’ont de cesse de charger le bateau, pour agrandir ou maintenir leur territoire et leur part du gâteau dans la grille horaire.

La culture générale sera peut-être alors la capacité d’inventer d’autres façons de définir ce que nous avons en commun, plutôt que vouloir couler les individus dans le même moule, comme si on ne pouvait vivre ensemble que si on se ressemble fortement. Aujourd’hui, on se ressemble, d’une certaine manière, plus que jamais à cause de la culture de masse et de la production industrielle, et moins que jamais du fait qu’on n’est plus obligés (comme jusqu’aux années 50) de voir la vie de la même façon, d’avoir la même foi ou le même rapport à l’État. Face au développement de l’individualisme et à l’ouverture des frontières, il faut chercher une forme de culture générale qui ferait son deuil d’une uniformité de langue, de pensée, de goûts, de valeurs. L’approche par les compétences est peut-être l’une des voies qui y conduit, parce qu’elle insiste sur la capacité de se parler, de construire des choses ensemble, plus que sur l’identité des cultures et des savoirs (Authier et Lévy, 1996).


c. Il est inutile de parler de compétences…
…si on ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et visionnaire

La transposition didactique est la chaîne de transformation qui fait passer des savoirs, des pratiques et de la culture qui ont cours dans une société à ce qui figure dans les objectifs et les programmes de l’école, puis à ce qu’on trouve dans les contenus effectifs du travail scolaire, et enfin - dans le meilleur des cas - à ce qui se construit dans la tête d’une partie des élèves ! (Verret, 1965 ; Chevallard, 1991 ; Arsac et al. 1994 ; Raisky et Caillot, 1996).

Si on veut travailler sur les compétences, il faut probablement remonter à l’origine de cette chaîne et commencer par se demander quelles sont les situations auxquelles les gens sont et seront véritablement confrontés dans la société qui les attend. Pendant longtemps, et aujourd’hui encore, l’école a été très largement conçue par des intellectuels, des gens de pouvoir et de savoir qui avaient l’impression de " connaître la vie ". En fait, ils se fondaient sur leur familiarité avec leur propre vie, doublée d’une vision normative des classes populaires, les classes " à instruire ". Au XIX siècle, de façon presque caricaturale, les classes dominantes affirmaient un véritable projet philanthropique de socialisation et de moralisation des classes qu’on appelait " dangereuses " (Chevalier, 1978). Peut-être pouvait-on alors se permettre de définir les programmes scolaires à partir de l’expérience de vie des classes instruites, parce que l’instruction était alors conçue comme un moyen de gagner les individus aux valeurs et aux savoirs requis par une société industrielle en voie de développement, qui devait fonctionner sur des bases plus ou moins républicaines. Le programme transposait à l’éducation scolaire non pas la culture et les valeurs bourgeoises, mais une version simplifiée et normative à usage des classes populaires. Les classes moyennes émergeaient à peine.

Ce modèle de pensée vit encore. Toutefois, si l’on change de paradigme, si l’on se dit que l’école devrait préparer les futurs adultes à affronter les situations qui les attendent effectivement dans dix, vingt ou trente ans, on doit se demander ce que nous savons de ce qui les attend. Les intellectuels, qui pensent la complexité " en chambre ", ont-ils la moindre idée de ce qui constituera la vie quotidienne des gens dans la société qui s’annonce ?

Les programmes scolaires se nourrissent-ils d’une connaissance de la société ? On peut en douter. Comment fabrique-t-on un programme scolaire ? On réunit des experts autour d’une table, ils discutent et négocient des textes. Où vont-ils chercher leurs idées ? Ils les trouvent dans leur tête, dans leur expérience de l’école, des savoirs, du travail, mais pas dans une prise en compte méthodique et neutre de la vie des gens, dans sa diversité. Quand ils puisent quelque chose dans la vie des gens, c’est forcément - comme tout le monde, quand on ne se donne pas les instruments d’une enquête - dans leur réseau d’interconnaissance, c’est-à-dire dans des milieux sociaux proches du leur. Prenons un exemple : aujourd’hui, pour une partie des gens, le travail n’a plus de signification : ceux qui font les programmes (et qui travaillent à 150 %) sont-ils capables d’imaginer une vie faite de petits boulots qui permettent juste de vivre ? Peuvent-ils envisager qu’on puisse choisir de vivre de cette façon et même être heureux ?

Si on veut vraiment former à des compétences à la hauteur des situations de l’existence, ne faisons pas comme si on les connaissait. Adoptons plutôt une démarche d’enquête. Dire qu’il faut savoir gérer la complexité reste une abstraction. Concrètement, à quelles formes de complexité les gens sont-ils et seront-ils confrontés dans leur vie, c’est-à-dire au travail, hors travail ou entre deux jobs ? Nous vivons par exemple à une époque où on ne peut laisser sa valise deux minutes dans un hall de gare sans craindre d’être volé. Il y a eu des sociétés dans lesquelles on avait des rapports confiants avec les autres, mais maintenant, dans les villes, chacun est poussé à protéger ses biens, parce qu’il doit coexister avec des gens en qui il ne peut avoir confiance. Réfléchissons à des situations concrètes, aux rapports sociaux qui se développent dans la ville, les immeubles, le travail : autant d’éléments pour saisir la complexité concrète et les compétences qu’elle exige.

Je n’ai pas l’impression que l’école s’organise pour connaître la société à laquelle elle prétend préparer. En regardant la télévision, on en sait davantage sur la vie des gens qu’en lisant les programmes scolaires. Les gens d’école ne regardent pas volontiers la télévision, ils la critiquent et tournent le bouton, parce que le spectacle du monde n’est pas réjouissant ! L’école connaît peu la vie de ses élèves. Elle semble organisée pour ne pas apprendre grand chose de la société, sous prétexte qu’elle l’instruit. Il y a là une forme de cécité et un manque de familiarité (ethnologique et sociologique) avec les courants profonds qui traversent le monde où nous vivons. Chaque fois qu’on veut réformer les programmes, on reste entre spécialistes et on se met des œillères, parce qu’on est pressé par l’urgence des textes à publier. On repart, comme d’habitude, sur les mêmes bases, essentiellement idéologiques, sur des évidences partagées, plutôt que de faire un travail de repérage et transposition didactique à partir de pratiques sociales attestées.

Il est vrai que les exercices de futurologie sont à hauts risques, les expériences des dernières décennies le démontre. Certes, l’analyse des changements technologiques en cours ou prévus peut aider à camper une partie du décor : media, CD interactif, réalité virtuelle, réseau planétaire, communication totale, systèmes experts capables d’assister les activités humaines les plus complexes. Une partie des anticipations et des analyses sont nourries par ce qu’on prévoit de l’évolution des technologies, avec la part de simplification (et d’aberration) que cela suppose : il y a quinze ans, tous les élèves de l’école primaire auraient dû apprendre le BASIC ; maintenant, tous devraient être initiés aux réseaux télématiques pour " surfer sur Internet " ! Des apprentissages aussi contextualisés n’ont aucun avenir. L’anticipation technologique est vaine si on se fixe sur les outils du moment, qui auront évolué avant que les programmes correspondant soient adoptés ! Nul par exemple n’avait prévu il y a trente ans la diffusion de la microinformatique dans toutes les activités humaines et sa décentralisation. On imaginait plutôt Big Brother, une informatique centralisée, contrôlant chacun, alors qu’Internet déjoue les législations, les frontières et les polices… Même dans ce domaine, l’expérience montrer qu’on peut au mieux préparer à des modes de pensée et de traitement de l’information. Il reste un immense travail conceptuel à faire autour des technologies pour en inférer la nature des compétences à construire à l’école.

La vie se transforme également dans maints autres registres. N’est-il pas temps d’y aller voir ? De remplacer la réflexion spéculative et idéaliste qui préside à la confection des programmes scolaires par une transposition didactique fondée sur une analyse prospective et réaliste des situations de la vie. Il ne s’agit pas de devenir étroitement utilitariste. La plupart des gens ont autant de problèmes métaphysiques ou sentimentaux que de problèmes d’emploi, de logement ou d’argent. La question est plutôt de savoir à quoi ils seront effectivement confrontés à fin du XXe ou au début du XXe. Il n’est pas inutile à cet égard d’observer l’évolution des mœurs familiales, sexuelles, politiques, et les transformations du travail. Une partie des sciences sociales - l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques, la démographie, l’économie - contribuent à étudier la vie des gens et des groupes humains, et pourraient aider les systèmes éducatifs à mieux imaginer l’avenir.

On ne croit plus aux futurologues, mais quelques tendances lourdes sont discernables. Comment faire de ces savoirs sur les pratiques et les cultures émergentes des sources de transposition didactique, comment les penser comme des familles de situations qui appellent des compétences identifiables ? Pour cela, il faut sans doute rompre avec deux idées simplistes :

  • la première serait de préparer les élèves en fonction de visions précises de ce qui nous attend ; aucune n’est fiable ;
  • la seconde serait de limiter la formation un petit nombre de compétences transversales et très générale, dont découleraient toutes les actions efficaces, par différenciation et généralisation.

Pour affronter des situations diverses, il faut des compétences elles-mêmes diverses. Elles ne se construiront pas par le simple transfert de schèmes généraux de raisonnement, d’analyse, d’argumentation, de décision. L’école ne peut préparer à la diversité du monde qu’en la travaillant explicitement, en alliant savoirs et savoir-faire à propos de situations sinon réelles, du moins réalistes. Transformer une maison, concevoir un habitat groupé, créer une association, trouver et suivre un régime alimentaire, se meubler, faire le tour de l’Europe pour peu d’argent, se protéger du SIDA sans s’enfermer chez soi, trouver de l’aide en cas de conflit ou de déprime, être branché sans être aliéné… autant de problèmes face auxquels les individus se trouvent démunis, non pas tant faute de savoirs fondamentaux que faute de méthodes, d’entraînement à la résolution de problèmes, à la négociation, à la planification ou tout simplement à la recherche des informations et des connaissances pertinentes.


d. Il est inutile de parler de compétences…
…si on ne touche pas aux disciplines et
aux grilles horaires

Si on reconnaît que les compétences transversales ne sont pas faciles à identifier, on pourrait être conduit à conforter le découpage disciplinaire tel qu’il a été institué. Après tout, si les compétences sont essentiellement disciplinaires, pourquoi ne pas conserver des grilles horaires et des spécialisations conventionnelles ? Certaines compétences à construire sont clairement disciplinaires, si l’on accepte qu’une discipline ne renvoie pas seulement à un champ de savoirs de référence, mais à des pratiques, " les lieux, les corps, les groupes, les outillages, les dispositifs, les laboratoires, les procédures, les textes, les documents, les instruments, les hiérarchies permettant à une activité quelconque de se dérouler " (Latour, 1996).

D’autres compétences, sans être vraiment transversales, se trouvent au carrefour d’au moins deux ou trois disciplines. Ainsi, une activité menée conjointement par un professeur de sciences et par un professeur de français, autour de l’écriture scientifique (rapports d’expériences, comptes rendus d’observations), peut développer une compétence qui, sans être transversale, m’appartient ni purement aux sciences, ni purement aux lettres. S’il faut renoncer à l’hypothèse de compétences transversales qui embrasseraient constamment toutes les disciplines et toutes les facettes de l’existence, on peut par contre aller un peu plus loin dans la mise en relation de disciplines voisines, celles qui occupent des champs assez proches, par exemple la biologie et la chimie, ou l’histoire et l’économie. On peut encore, comme dans l’exem

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